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Enlever les cloisons booste-t-il les interactions (et donc la collaboration) entre salarié(e)s

Actuellement, les partisans des « espaces collaboratifs » (donc visant à améliorer la collaboration entre salariés et donc l'efficacité) sont très nombreux et convaincants. Les concepts d’espaces agiles, bureaux collaboratifs, NWoW, flex, et bien d’autres se bousculent pour expliquer que les cloisons sont « has been ». Pour rester simple, le point commun de ces approches est de supprimer les "inhibiteurs de communication" tout désigné : les cloisons.

Déjà en 2014, Peggie Rothe (Development Director chez Leesman) écrit “Qu'on le veuille ou pas, les lieux de travail deviennent de plus en plus ouverts, agiles et flexibles. Les murs, les portes, les bureaux privés et les bureaux attribués sont passé de mode, pour être remplacés par des espaces ouverts ...".

J’avoue que de mon point de vue, si la communication et collaboration n’est pas au niveau où on l’attend dans les équipes, je trouve que c’est un des nombreux rôles des managers de la favoriser et l’améliorer sans oublier d’adresser les éventuels soucis relationnels. Par contre, si enlever les cloisons aide à ces objectifs et soutien les managers dans leurs approches, pourquoi se priver ?

Cependant, le résultat observé dans ces « espaces ouverts », peut poser question. Non sur la beauté de ces nouveaux lieux de travail, ni sur les incroyables idées des architectes d’intérieur, ni sur l’ingéniosité des salariés impliqués dans ses approches. Il est aussi indiscutablement agréable d’y passer quelques jours.

Malgré tous ces points très positifs, le comportement des « occupants permanents » questionne. La coopération est-elle vraiment boostée ? La productivité atteint-elle des sommets auparavant inexplorés ? En effet, on observe de nombreuses astuces, plus « isolantes » les unes que les autres (casques, plantes, fans inconditionnels de télétravail, …), et des négociations en tout genre, visant à satisfaire les besoins d’intimité dans ces espaces où chacun est sous le regard des autres en permanence.

Cependant il est difficile de trouver une étude scientifique sur ce sujet. On ne peut se reposer pratiquement que sur des enquêtes déclaratives dont la vaste majorité donnent des résultats de satisfaction très élevée, couplés avec des chiffres de gain de productivité tout aussi impressionnants. On peut citer par exemple l'imposant "Leesman Index" dont le dernier baromètre donne régulièrement une majorité de salarié(e)s déclarant que "L’aménagement de mon poste de travail me permet de travailler de façon productive" on voit cependant à travers les répartitions que tout n'est peut être pas si simple. Le pointéréjouissant est que ce pourcentage progresse et les derniers taux publiés à la date indiquent 58% des sondés "d'accord" avec l'affirmation ci-dessus et 52% qui sont fiers de faire visiter leur espace de travail.


Etude déclarative Leesman

Même si elles sont intéressantes et qu'il faut les prendre en compte, ces enquêtes reposent sur ce que les personnes interrogées veulent bien dire et sont donc d'une fiabilité relative, surtout sur des concepts aussi délicats que l'efficacité, la coopération ou la productivité. La question reste de savoir si on est capable de mesurer le gain en collaboration ou productivité obtenu grâce à ces « bureaux collaboratifs » de manière indiscutable.

Etude HBS de Juillet 2018

Cet été, ce sujet a été abordé par une démarche scientifique touffue et solide réalisée par la très sérieuse HBS (Harvard Business School). Cette publication a reçu un écho important Outre Atlantique et au Royaume Unis (cherchez « impact of open offices on collaboration » sur Google). Le texte complet « The impact of the ‘open’ workspace on human collaboration » (Ethan S. Bernstein, Stephen Turban) du 2 juillet 2018 est disponible (en anglais) ici.

Pour réaliser ces études, les participants ont été invités à porter un boitier assez sophistiqué (voir photo ci-dessous), appelé badge sociométrique, enregistrant de manière détaillée leurs interactions en face à face. Ce boitier est composé :

  • d’un capteur infrarouge (IR) qui identifie la personne à qui on parle (en établissant un contact avec le capteur IR de l'autre personne),

  • de microphones qui détectent si les personnes parlent ou écoutent (mais pas ce qui est dit),

  • d’un accéléromètre capturant les mouvements et la posture du corps,

  • et enfin d’un capteur Bluetooth pour la localisation spatiale.



Première Étude

Dans ce premier cas, l’entreprise a décidé de mettre en place pour son Siège, des stations de travail ouvertes "dernier cri". Les employés étaient auparavant dans des espaces de travail "classiques". L'approche visait à passer de bureaux avec des sièges attribués sur l'étage d'origine à ces nouveaux espaces sans cloison équipés de sièges assignés de la même manière. La taille des espaces étaient identiques.

Les données ont été collectées en deux phases : (1) Environnement de bureaux avec cloisons : pendant trois semaines avant la nouvelle conception d’espaces et (2) environ trois mois après l'installation dans le nouvel espace neuf et décloisonné, pendant trois semaines également.

L'ensemble de données des 52 participants volontaires (40% des effectifs) comprenait quand même :

  • 96 778 interactions en face à face,

  • 84 026 courriels (18 748 envoyés, 55 012 reçus, 9755 reçus en copie (cc), et 511 reçus en copie cachée (cci)). Cela fait 83 mails à lire ou traiter par jour et par pesonne en moyenne si vous vous posez la question,

  • et 25 691 messages instantanés (soit 221 426 mots) ! Soit 33 de ces messages par jours également.

Je vous passe les détails qui consistent à s’assurer que les deux périodes choisies sont d’activités similaires pour l’entreprise, ...

Bien que l'objectif principal de l’entreprise en ouvrant les espaces de travail ait été d'accroître les interactions humaines, les salarié(e)s ont passé 72% moins de temps en interaction avec des pairs en face à face dans l'espace sans cloisons en comparaison du temps qu'ils y passaient auparavant.

Pris seul, ce résultat nous amène à "Youpi: 72% de gain de temps, génial !", sauf que dans le nouvel espace ouvert, les participants ont également collectivement :

  • Envoyé 56% de courriers électroniques supplémentaires aux autres salarié(e)s.

  • Ils ont reçu reçu 20% de courriers électroniques supplémentaires des autres salarié(e)s,

  • et rediffusé 41% de courriers électroniques supplémentaires des autres salarié(e)s.

L'activité de messagerie instantanée quant à elle a augmenté de 67% et le nombre de mots envoyés par cette messagerie instantanée a augmenté de 75%.

Devant ces constatations, les auteurs concluent que dans un tel espace ouvert, l’interaction électronique remplace une bonne partie (70% quand même...) de l’interaction humaine.

Ces données ont de quoi surprendre par leur nature et surtout leur magnitude. Les auteurs mentionnent que les dirigeants de cette entreprise ont cependant confirmé de manière qualitative que la productivité, définie par les métriques utilisées par leur système de gestion des performances interne, avait décliné après la mise en place de ce nouveau concept visant à éliminer les "limites spatiales à la coopération".

Cette étude, aussi sérieuse soit-elle (et beaucoup plus sérieuses que celles dont on entend tant parler), sur une seule entreprise, peut avoir de sérieux biais. Je pense que beaucoup d'entre nous se disent: "Ils s'y sont mal pris. Si l'étude est correcte ça prouve simplement que cette entreprise simplement est nulle.


Seconde Étude

Voulant avoir une approche rigoureuse, une seconde entreprise a donc fait l’objet d’une étude comparable par les auteurs. Cette fois-ci 45% des effectifs (100 personnes) ont participé avec les mêmes moyens. La situation était similaire à la première, sauf que les bureaux de départ, dans ce cas, étaient des « cubicles » (cabines avec des cloisons à mi-hauteur). Pour ceux qui ont travaillé aux US, vous connaissez ces espaces de travail pas très humains voire "Tayloristes". Vous connaissez peut-être aussi la BD « Dilbert et Dogbert » de Scott Adams. C’est le type d’espace de travail dans lequel travaille Néo à l’origine dans Matrix lors de sa première rencontre avec l'agent Smith : ça fait pas rêver beaucoup de monde… On part donc d'une situation sur le papier plus défavorable que le premier cas étudié. Les résultats devraient donc être plus favorable à "l'espace collaboratif" dans cette situation.



Cette seconde étude a été menée plus longtemps (8 semaines) et de manière plus détaillée. Ainsi, sexe, équipe, rôle et emplacement du bureau ont été rajoutés aux données collectées pour observer l’influence de ses paramètres. Cela a permis de regarder également les interactions de « couples » de salarié(e)s.

Dans cette seconde approche, le constat est que les 100 employés - formant potentiellement 1830 « couples » - qui ont été suivis, ont passé entre 67% et 71% moins de temps d'interaction en face à face. Au lieu de cela, ils ont échangé entre 22% et 50% courriels de plus également.

Conclusion de l'étude

Je vous épargne les autres résultats qui vont dans le même sens pour partager directement les conclusions des auteurs : « De nombreuses entreprises transforment leurs architectures de bureau en espaces ouverts dans le but de créer davantage d'interaction humaines et espèrent créer un environnement de travail plus dynamique. Ce qui arrive souvent est un vaste espace de salarié(e)s proches qui choisissent de s'isoler du mieux possible (par exemple en portant de gros écouteurs) tout en paraissant aussi occupé(e)s que possible (puisque tout le monde peut les voir). »

Conclusion

La transition vers une architecture ouverte de bureaux ne favorise donc pas nécessairement et en tout cas pas si facilement une interaction tout azimut. Plutôt que d'avoir une interaction humaine devant un large public de pairs, un salarié peut regarder autour de lui, voir qu'une personne en particulier est à son bureau et... envoyer un courrier électronique. Bien sûr, on pourra toujours argumenter qu'avec le temps, cette nouvelle façon de travailler donnera son plein potentiel.

On peut regretter cependant plusieurs choses à propos de cette étude:

  • Les chercheurs ne mentionnent pas avoir réalisé un "questionnaire déclaratif" auprès des salarié(e)s dans un même temps. Il aurait été tout aussi intéressant de voir ce que les participants disent penser de l'influence de ces espaces. Cela aurait mis probablement en perspective un décalage plus ou moins important entre la cruelle réalité mesurée et le ressenti potentiellement positif des acteurs malgré tout. Se rend-on compte vraiment de la situation et on n'ose pas le dire, ou les changements sont tels que tout le monde perd ses repères ?

  • L'age des participants, leur ancienneté au sein de l'entreprise, par exemple ne sont pas mentionnés dans l'étude. On peut imaginer que ces paramètres peuvent influencer les résultats, même si je doute qu'ils les inversent.

  • La "qualité de l'espace ouvert" n'est pas mentionné et nous verrons, qu'au moins sur la satisfaction (ce qui peut être un premiers pas vers la productivité accrue) des occupants, cela peut avoir des conséquences importantes également !

Mais, quoiqu'il en soit, la cible des "espaces collaboratifs" du type de ceux testés ici ne semble pas atteinte du tout selon cette étude : la conséquence observée est plutôt un très net repli sur soi en s'appuyant d'avantage sur la "communication digitale".

Alors quelles solutions?

Une fois de plus, cela remet la qualité de l’interaction humaine et le rôle du manager bienveillant au cœur de la politique d’entreprise.

La promesse d’un monde libéré de ses inhibitions aux interactions humaines par un coup de baguette magique appelé « espace collaboratif » semble s’éloigner et cet agencement d'espace pourrait même se révéler contre-productif dans certains cas. Cela ne veut pas dire que les équipes n’aiment pas ce qui est beau et neuf, les nouveaux services aux salarié(e)s, ou tout ce qui peut développer une convivialité adaptée. Mais il semble aujourd’hui qu’il y a suffisamment d’éléments concordants pour que les entreprises réfléchissent de manière dépassionnée à leurs objectifs de productivité et sans solution « toute prête ».

Cependant, l'objectif reste ! Le management bienveillant est la clef de voute et c’est sur lui que les efforts doivent porter prioritairement pour "décloisonner", en formant, sensibilisant, donnant les moyens de répondre aux ambitions de l’entreprise. Aider à mieux reconnaitre, améliorer l'ambiance de travail et garder un œil sur les équilibres de vie demande des moyens, mais il est clair que c'est soit encore plus indispensable quand on ouvre, de manière aussi belle que ce soit, les espaces de travail quipeuvent être un support, mais pas la clef de voute.

Images : Sources citées dans le texte. Merci.

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