Le dirigeant se pose souvent des questions sur le bien-fondé de certaines approches managériales qu'on lui propose. Il faut dire que, d'un coté, les besoins, et de l'autre, les nouveaux concepts, ne manquent pas. Il est intéressant, pour réfléchir à la pertinence de certaines théories, de retourner aux modèles fondamentaux (Maslow, Pareto, de bonnes vieilles gaussiennes et une pincée de réflexion) et surtout, du bon sens. Cependant, rien ne vaut de voir une vraie expérience qui met en évidences des constats qui consolident, illustrent et structurent.
Prenons l'exemple de l'innovation. « Innover » est aujourd’hui une nécessité pour toutes les entreprises : il faut innover sur tout afin de rester compétitif (ou simplement survivre) et surtout ne pas cantonner l’innovation un département R&D de l’entreprise, même si vous en avez un excellent. Innovation à tous les étages, dans tous les services, qu’ils soient « support » ou « business » est le Graal de l'entreprise du 21iéme siècle.
Mais y a-t-il un inhibiteur quelconque identifiable à cette « innovation tous azimut »? Existe-t-il une action incontournable et préalable à mener avant d’espérer atteindre cet objectif ? Faut-il immédiatement mettre en place des champions, transformer une entreprise de fabrication de balles de ping-pong en biotech informatique, mettre en place des salles de créativité, créer un réseau social d’innovateurs internes, réaliser des MOOC [FLOT] (!), … ?
Eh bien pas forcément ! Dans un premier temps, il faut regarder les moutons ! Ils vont, aussi étrange que cela puisse paraitre, nous rappeler ce qu’il faut faire pour favoriser l’innovation.
L’expérience
Lors de la 4ème séance du cycle de 12 cours communs du CHEL[s] sur les Emotions en activité[s] qui a eu lieu jeudi 11 octobre 2018 à l’ENS Lyon. Alice De Boyer des Roches et Luc Mounier (VetAgro Sup) ont présenté une expérience qui mérite notre attention.
Dans les deux publications citées lors de la présentation (1) (2), les chercheurs exposent leurs observations sur des moutons dont on peut tirer quelques règles utiles, avec un peu d’imagination, dans le cadre de l’entreprise.
Imaginez une pièce vide, dans laquelle ont fait rentrer à tour de rôle (un à la fois), des moutons. Dans cette salle, on place un seau soit dans l’angle gauche, soit dans l’angle droit par rapport à l’entrée par laquelle le mouton accède à la pièce. Le seau placé dans l’angle droit contient SYSTÉMATIQUEMENT de la nourriture que le mouton apprécie 🤗. Quand on place le seau à gauche, il est systématiquement vide et, en plus, on perturbe le mouton lorsqu’il est près du seau en ouvrant une trappe à proximité 😱.
Bref, on indique à tous ces moutons, pendant un certain temps, quotidiennement, qu’ils trouveront une motivation positive à aller voir le seau de gauche, et que le seau de droite est à éviter. Après quelques temps, le mouton qui rentre dans la pièce et qui voit le seau à gauche ne va même plus vers le seau. Pas si bête que ça le mouton...
On sépare alors tous ces moutons en deux groupes : un groupe « témoin », qu’on va laisser tranquille. Et un groupe équivalent qu’on va exposer de manière répétée, durant 1 mois à des événements désagréables, imprévisibles et incontrôlables qui va induire chez ces moutons un stress modéré, mais chronique, pour le coup.
L’expérience peut alors réellement commencer. Tous les moutons des deux groupes sont réintroduits un à un dans la salle d’origine en plaçant à nouveau le seau à droite ou à gauche. Les graphes montrent (voir ci-dessous) que dans les deux cas, les moutons appartenant au "groupe témoin" et ceux appartenant au groupe « stressé » vont aller vers le seau quand il est à gauche et n’iront (toujours) pas vers le seau quand il est à droite. Le stress ne rend donc absolument pas amnésique ! Et on constate que le mouton a également de la mémoire après un mois.
Les observateurs placent alors le seau dans une position ambiguë (nouvelle). On reprend donc tous les moutons et on les faits rentrer un à un dans la salle en plaçant le seau ni à droite, ni à gauche, mais au milieu. Le résultat obtenu est sans appel. La différente est flagrante selon que le mouton a été stressé ou pas. La quasi-totalité (90%) des moutons du groupe témoin vont vers le seau placé au milieu sans problème, alors que plus de ma moitié des moutons stressés (60%) ne s’en approchent pas.
Les auteurs concluent que "l’induction répétée d’émotions négatives rend les animaux plus « pessimistes »". Note : Pessimisme du latin pessimus, qui veut dire « très mauvais » : "Tendance de quelqu'un qui, par caractère ou après réflexion, prévoit une issue fâcheuse aux événements, à la situation, qui en attend le pire" selon le dictionnaire Larousse.
Conclusion
Bien entendu, l'Homme n'est pas un mouton. Mais cette expérience nous rappelle que des animaux ou des personnes stressés deviennent « pessimistes », ce qui les empêche d’explorer de nouvelles possibilités et donc opportunités. En fait s'il y avait (c'est loin d'être le cas) une seule qualité indispensable en matière d'innovation ce serait... la curiosité. Et visiblement, une des conséquences directe du stress c'est de tuer dans l’œuf toute curiosité.
Dans le cas de l’Homme en général et des salarié(e)s en particulier, le stress crée un fort handicap pour la capacité à innover, ou même, tout simplement s’adapter au changement. Une vision pessimiste du monde induit un repli sur ce qu'on connait et empêche de profiter des occasions nouvelles. On a peur de ce qui n’est pas connu ou maitrisé. Il va y avoir donc deux conséquences au sein de l’entreprise si le stress est élevé et chronique :
Une crainte exacerbée du changement.
Une perte immense de votre capacité d'entreprise à innover.
On retrouve là, bien sûr un des enseignements de la pyramide de Maslow. Donc, si une entreprise veut innover, commençons par le faire en nous souvenant ce que l’observation des moutons nous apprend. Un diagnostic sincère du "moral" des salariés, et des stratégies de préparation adaptées pourraient être des préalables importants et surtout payant pour le succès de la mise en place d’une "politique innovation".
Références
(1) Doyle, R.E., Lee, C., Deiss, V., Fisher, A.D., Hinch, G.N., Boissy, A., 2011. Measuring judgement bias and emotional reactivity in sheep following long-term exposure to unpredictable and aversive events. Physiology & Behavior 102, 503-510
(2) Destrez A, Deiss V, Leterrier C, Boivin X, Boissy A. Animal. 2013 Mar 7(3):476-84
Merci à Alice De Boyer des Roches et Luc Mounier (VetAgro Sup) pour la présentation à l'ENS Lyon et à Amandine Rave pour l'inscription.
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