Si vous avez écouté dernièrement une présentation sur la santé mentale ou la prévention des Risques Psycho Sociaux ou même en Qualité de Vie au Travail, vous avez surement entendu qu’« investir 1€ dans la Qualité de Vie au Travail rapporte 13,62 € » .
Nous avons vu dans un article précédent un ratio provenant d’une publication de l’AISS (Association internationale de la sécurité sociale) utilisé un peu trop souvent par rapport à la solidité de la donnée qui affirmait que la prévention en santé physique présente un retour sur investissement de 2,2 € par an et par salarié pour 1 € investi.
Depuis 2014, le retour sur investissement (ROI) de 13,62€ pour 1€ investi en prévention en faveur de la santé mentale est venu se rajouter. Le 2,2 précédent est largement dépassé ! Mais est-ce que ce montant est obtenu de manière fiable afin que chacun puisse l’exploiter sans s’exposer à la critique ?
Quelques exemples de sites faisant référence à ce retour sur investissement peuvent être trouvés ici, ici,ici, et ici et … Certains vont arrondir à 13 € (suspectant que la précision est peut-être un peu excessive ?), mais l’important reste l’ordre de grandeur très impressionnant. Voyons ensemble d’où provient ce ratio. La source (secondaire, mais la plus souvent citée) est une analyse documentaire Etude EU-Osha 2014 intitulée « Calcul des coûts du stress et des risques psychosociaux liés au travail Observatoire européen des risques ».
On trouve, Page 14 de ce rapport de 45 pages qu' « Un rapport préparé par Matrix (2013) étudie le rapport coût-efficacité de plusieurs types d’interventions axées sur la promotion de la santé mentale et la prévention des troubles mentaux en milieu de travail, notamment des améliorations de l’environnement de travail, la gestion du stress et les traitements psychologiques. Les résultats obtenus à partir de chiffres collectés dans quelques pays européens montrent que chaque euro dépensé dans un programme de promotion et de prévention génère un bénéfice économique net pouvant atteindre 13,62 EUR en un an.”.
Rahhh, génial ! Là aussi, on se dit, qu’une analyse documentaire réalisée par l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, c’est du béton. Aucun doute : je vais mettre cette donnée dans ma présentation immédiatement. Euh, bon, on va quand même vérifier 2-3 choses avant.
Il faut trouver le papier de « Matrix » (la société, pas le film) qui est la source primaire pour comprendre. Par chance, il est disponible ici en cherchant un peu. Le souci est qu’il fait 135 pages ! Et franchement pas simple à lire. Les auteurs ont fait un travail incroyablement sérieux, mais s’ils expliquent en détail certains calculs, il y en a beaucoup qui restent difficiles à comprendre avec les informations fournies. Nous allons quand même nous intéresser au raisonnement.
La Table 13, de la publication présente une série de six actions tirées de la littérature (appelées WI, ACT, ECBT, SM, PST et EX [voir la publication pour les références originales]). Il y a deux actions retenues dans chacune des trois catégories de « programmes » identifiée dont les définitions sont les suivantes :
Programmes « universels » : ce sont des programmes accessibles à tous les employés. Il n’y a aucune sélection et on n’exige pas qu’ils souffrent d’un trouble de santé mentale préexistant ou qu’ils risquent de développer un trouble de santé mentale.
Programmes « ciblés » : il s'agit de programmes destinés aux employés identifiés comme présentant un risque de développer un trouble de santé mentale.
Programmes « traitement » : ces programmes sont destinés aux employés souffrant d'un trouble de santé mentale.
Les actions et le type de populations auxquelles elles s’adressent est résumé ci-dessous :
La première chose qui semble intéressante est la baisse conséquente des taux de dépression des employés qui ont suivi ces actions. C’est franchement impressionnant d’avoir des taux de réussite de 80% pour l’action ACT par exemple. Cette référence, à elle seule, mérite d’être creusée. De fait, on baisse le taux de dépression du moment qu’on mène une action, même par mail seulement semble-t-il, ce qui est loin d’être une leçon anodine pour les entreprises.
L’analyse est ensuite menée pour chacun des programmes avec un raisonnement simple : On prend le coût du programme (incluant les jours d’absence) et au lieu d’avoir les personnes devenant dépressives, absentes de leur travail et avec les frais médicaux qui découlent de leur situation, on diminue la population de personnes dépressives du taux de succès du programme (par exemple 72% de moins avec le « traitement » ECT), avec donc moins d’arrêts de travail, et de traitements hospitalier.
Cela donne le tableau suivant (adapté des données publiées) en résumé qui s’appuie sur de très nombreux calculs et des hypothèses de travail qui sont solides pour celles qui sont vérifiables. On trouve en bas du tableau ce qui est recherché : le montant de retour sur investissement pour 1 € de dépensé dans l’action. C’est dans ce tableau qu’on trouve enfin le fameux 13,62 (que j'ai indiqué par la flèche rouge).
A noter que le ROI est décomposé par « bénéficiaires » sur les lignes au-dessus du ratio global bénéfice-cout. Car en cas de trouble de santé mentale :
Les employeurs subissent l’impact du fait de l’absentéisme et du présentéisme ;
L’économie, elle, la subie en termes de perte de production ;
Les systèmes de santé ont une contribution liée aux coûts de traitement ;
Les systèmes de protection sociale sont impactés en raison du versement de prestations d'invalidité potentielles.
Comme c’est le montant de ROI (retour sur investissement) de 13,2 € qui est le plus élevé, ça justifie le « jusqu’à 13,62 » 😊 qu’on trouve dans la publication de l’étude EU-Osha 2014 et que tout le monde reprend ensuite. Mais… Notons au passage qu’il s’agit d’un ROI sur 1 an. Or, les auteurs insistent plus loin que ces mesures ont un impact positif sur 5 ans. Ils calculent alors (page 130, Table A2.19 de la publication) des Ratio globaux bénéfice-coût respectifs de 28,01 € ; 19,06 € ; 2,71 € ; 1,56 € ; 23,78 € ; 8,55 €. Des « ROI de dingue » comme dirait notre président. Que peut-on conclure de tout ça ?
Conclusion
De nombreuses leçons à tirer de la situation.
Si les personnes qui utilisent le ratio de 13,62 lisaient l’article de Matrix ils devraient dire que les mesures ont un ROI jusqu’à 28,01 € (et pas seulement 13,62 €) pour 1€ investi car c’est le ROI le plus élevé de la publication . Il y a donc des données encore plus favorables à la cause défendue. Mais gagne-t-on en crédibilité ?
A noter qu’en prenant 13,62 € comme ROI, le présentateur prend implicitement tous les employés des entreprises pour des gens qui souffrent de trouble de santé mentale. Pas très correct, vis à vis des salarié(e)s, çà. En effet, ce montant se trouve dans la catégorie « traitement », qui caractérise des actions destinées aux personnes souffrant de dépression. C’est embêtant et peut-être vraiment contre-productif quand on plaide pour la Qualité de Vie au Travail.
Si on considère les actions de la catégorie "universel", on a quand même un ROI d’environ 12 € en WI sur 1 an (et le 28 sur 5 ans…). 12 € pour 1 € dépensé, c’est déjà énorme. Je ne crois pas qu’un entrepreneur quelconque refuserait un investissement avec un rendement de cette magnitude dans l’entreprise.
Que peut-on tirer de cette étude alors ?
Le premier constat encourageant à la lecture de ces tableaux est que mis à part le programme ECBT qui n’a pas un ROI positif (quand même), tous les autres le sont largement quelle que soit la situation (« normal », « stressé », ou « souffrant d'un trouble de santé mentale »).
La magnitude de ces retours sur investissement pose question. Ne serait-ce que par l’écho concret qu’elle a reçu au niveau politique. Si la publication et les calculs sont corrects et crédibles, ils sont d'un tel niveau qu'on peut se demander ce que font les autorités Européenne pour favoriser fortement des approches type « WI » par exemple ?
De la même façon, trois pôles d’acteurs (les employeurs, les systèmes de santé et les systèmes de protection sociale nationaux) sont, unitairement, gagnants dans le déploiement d’une approche comme « WI ». Si ces données étaient crédibles, cela voudrait dire que chacun de ces trois acteurs, même sans financement des autres, pourrait réaliser à lui seul l’investissement. Cet acteur formerait les employés et les trois pôles seraient gagnants, y compris celui qui a fait seul l’investissement, quel qu’il soit. Je n’ai pas connaissance d'une vague de telles mesures depuis 2014. Cela peut vouloir dire que les trois pôles dans les 27 pays (81 acteurs distincts, sans compter les instances Européennes…) ne sont pas si convaincus que ça. C’est un travers important à la crédibilité du résultat.
Si on y croit vraiment, il faut carrément citer un ROI de 28€ pour 1€ investi, mais qui peut croire un tel rapport ?
Franchement difficile de conclure que cette étude, sérieuse et qui a demandé un travail conséquent, est un support de quantification des bénéfices des politiques de prévention pour la Qualité de Vie au Travail. Même si le ratio de 13,62 est extrêmement repris par de nombreux partisans de la prévention des Risques Psycho Sociaux et du développement de la Qualité de Vie au Travail, il n’y a malheureusement AUCUNE raison apparente de sélectionner et citer ce nombre plutôt qu'un autre.
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